Une histoire d’amour et de ténèbres

Deux extraits de ce roman autobiographique d’Amos Oz, 2002 en hébreu, 2004 en traduction française.

Traduits depuis la version finnoise.

Chapitre 43

L’idée que les opprimés et les victimes d’exactions pourraient être solidaires entre eux et unir leurs forces en se soulevant contre leurs bourreaux relève du vœu pieux le plus mélodramatique. Dans la réalité, les deux enfants maltraités par le même père ne font jamais cause commune, et leur destin commun ne les unit pas. Souvent ils ne voient pas dans l’autre un compagnon de misère mais reconnaissent en lui le visage de leur tourmenteur. C’est sans doute cela qui s’exprime dans le conflit séculaire entre Arabes et Juifs. L’Europe, qui a exploité, soumis, opprimé, discriminé, humilié les Arabes, sous le joug impérialiste et colonialiste, par le pillage et la ségrégation, est la même Europe qui maltraité et subjugé les Juifs aussi, pour finalement autoriser les Allemands à les extirper en masse des moindres recoins du continent, et les assassiner presque jusqu’au dernier — n’hésitant pas à les assister si besoin était. Mais quand ils nous regardent, les Arabes ne voient pas en nous une poignée de survivants à demi hystériques, ce qu’ils voient, c’est une nouvelle vague de colonialisateurs européens, avec leur supériorité technologique insatiable, revenue au Moyen-orient, cette fois-ci sous le masque du sionisme, pour accaparer, détruire et piller. Et nous-mêmes ne voyons pas non plus en eux des victimes qui nous ressemblent, des compagnons d’infortune, mais un troupeau de cosaques voués à la chasse aux Juifs, des antisémites assoiffés de sang, et des nazis déguisés.

Chapitre 52

« Des assassins ? Mais qu’est-ce que tu attends d’eux ? De leur point de vue, nous sommes des extra-terrestres, qui nous avons pénétré leur pays, et en avons graduellement grignoté des portions, et dans le même temps que nous les assurons de leur apporter toutes sortes de bienfaits — soigner les maladies de peau des enfants et les trachomes, les débarrasser de leurs archaïsmes, de leur ignorance et de leurs rivalités féodales — nous n’avons fait qu’accaparer sournoisement une part grandissante de leur terre. Bon Dieu ! À quoi pensais-tu ? Qu’ils nous porteraient au ciel ? Qu’ils accoureraient avec tambours et trompettes pour nous accueillir ? Qu’ils nous livreraient avec honneur les clés de leur pays juste parce que des ancêtres à nous avaient en des temps reculés habité par ici ? Il faudrait être surpris qu’ils aient pris les armes contre nous ? Et maintenant que nous les avons écrasés, et que des centaines de milliers d’entre eux vivent dans des camps de réfugiés, quoi, attends-tu vraiment qu’ils partagent notre joie et nous souhaitent tout le bonheur possible ? » J’étais à ce point désarçonné que je demandais à Efraim Avner d’un ton moqueur :
« Mais dans ce cas, que fais-tu ici à patrouiller une arme à la main ? Pourquoi ne t’en vas-tu pas ? Ou pourquoi ne prends-tu pas ton arme et ne vas-tu pas leur offrir tes services ? » J’ai entendu son sourire triste dans l’obscurité : « À eux ? Mais ils ne veulent pas de moi. Il n’y a pas dans le monde entier d’endroit où l’on veuille de moi. Personne ne veut de moi. C’est ça le problème. C’est ça la question. Il semble que dans tous les pays, il y ait déjà par avance des gens comme moi en excès. C’est la seule raison pour laquelle je suis ici. Je porte une arme parce que sans elle, on me jetterait dehors d’ici aussi. Mais tu ne m’entendras jamais traiter d’assassins des Arabes qui ont perdu leur village. »