Comment les économistes réchauffent la planète

Le point des vue des économistes domine (quand ce n’est pas celui des policiers). C’est ce qui explique l’inaction climatique des gouvernants. D’où l’importance de comprendre ce qui justifie à leurs yeux le fait d’ignorer les résultats scientifiques quasi unanimes qui documentent la catastrophe écologique en cours.

Antonin Pottier,
Anthropocène, Seuil, 2016
Préface de Gaël Giraud

4. Comment l’Économiste évalue les coûts des réductions d’émissions

p. 89

Le réflexe professionnel de l’Économiste le conduit à poser la question du coût des réductions d’émissions jugées nécessaires pour limiter le réchauffement.

5. Comment l’Économiste recherche le réchauffement optimal

L’insatisfaction de l’Économiste

p. 111

À quoi bon consacrer quelques points du PIB mondial pour limiter le réchauffement climatique si le bénéfice net est faible ?

6. Comment le marché neutralise les dommages climatiques

p. 123

[Le coût des réductions d’émissions] est relativement tangible […] Leur bénéfice est autrement plus compliqué à appréhender. D’un point de vue économique, il correspond aux dommages évités par l’absence d’émissions de gaz à effet de serre. […] Comment l’Économiste parvient-il à évaluer monétairement un objet difficilement saisissable comme les dommages évités ? Ce chapitre présentera les trois méthodes utilisées […]

Les dommages climatiques

p. 125

Concernant [les] réactions et leurs incertitudes, l’Économiste n’est bien sûr pas compétent. Il se repose donc sur les travaux des physiciens, biologistes ou écologues, qui explicitent les impacts […] Mais l’Économiste, lui, s’intéresse à autre chose, aux dommages du réchauffement qui sont la conséquence pour les sociétés humaines des impacts. […]
Un même impact physique, par exemple une hausse du niveau des mers, peut donner lieu à des dommages très différents, selon que le pays concerné a beaucoup d’installations côtières ou non, selon qu’il engage des actions de protection ou non.

pp. 126-127

Les dommages causés par le changement climatiques peuvent être répartis dans deux catégories distinctes : dommages marchands et non-marchands. Les dommages marchands sont provoqués par des impacts qui causent des pertes de production. […]
Les dommages non-marchands ne correspondent pas à des pertes de production mais à des pertes psychologiques. […] L’Économiste estime les dommages non-marchands en les convertissant en pertes de production : la valeur d’un dommage est celle de la hausse de consommation qui le compenserait. […] Les dommages non-marchands sont rarement pris en compte dans les estimations, à l’exception de ceux liés à la santé.

Les méthodes de calcul des dommages

pp. 128-130

Une première méthode, dite énumérative, consiste à établir une liste des dommages possibles, à les évaluer chacun séparément et à en faire la somme pour obtenir les dommages totaux.

En additionnant les dommages […], Nordhaus estime la perte de production pour 3 °C à 0,25 % du revenu national des États-Unis. […]
La méthode énumérative a pour défaut de ne pas tenir compte des effets de propagation que les dommages dans un seul secteur peuvent avoir sur d’autres secteurs situés en aval de la chaîne de production.

pp. 131-132

Le deuxième méthode de calcul des dommages pallie ce défaut en modélisant les impacts physiques et leurs conséquences sur l’économie et en tenant compte des ajustements qui peuvent avoir lieu. […]
Or le résultat est quelque peu surprenant. [… La] prise en compte des effets de propagation diminue en général les dommages. […] Les consommateurs modifient leur demande en réponse aux variations de prix.

La perte de production pour le secteur initial est compensée par une hausse des activités déjà existantes ou nouvellement créées grâce aux opportunités offertes par le réchauffement.

pp. 133-136

Une dernière méthode, statistique, essaie d’estimer les dommages causés par le réchauffement climatique avec les statistiques de production.

[La] méthode scientifique recourt à deux stratégies qui sont complémentaires.

  • La première fait appel à la variation de température moyenne d’une année sur l’autre. […]
  • La seconde repose sur les variations de climat à travers le globe. […]

Les limites de la première stratégie sont les plus évidentes. Le réchauffement climatique entraîne une hausse perpétuelle de la température moyenne, ce qui n’a pas le même effet qu’une hausse ponctuelle de la température. […] Les limites de la seconde sont plus subtiles, mais tout aussi tenaces. [Chaque] économie est adaptée à son climat local.

L’économétrie, qui se fonde sur l’existant, est incapable de prendre en compte [les] effets absents […]

L’image d’un changement climatique inoffensif

pp. 137-141

Si l’on en croit les travaux de l’Économiste, les dommages du changement climatique sont […] relativement mineurs. On peut en avoir une illustration paradoxale en consultant le rapport Stern […]

En incluant le risque de catastrophe et les dommages marchands, les dommages pour un réchauffement global de 8 °C ! approchent les 6 % du PIB. Ils doublent si l’on inclut les dommages non-marchands. Dans les deux cas, avant 5 °C, les dommages sont en-dessous de 5 %.

En résumé, l’évaluation des dommages du changement climatique le dépeint comme un phénomène anodin, peu digne d’intérêt économique.

7. Comment l’actualisation brade le futur

Le choix du taux d’actualisation

pp. 173-175

Si le taux de préférence pure pour le présent (TPPP) est fort, un euro reçu demain aura d’autant moins de valeur, et donc le taux d’actualisation sera fort lui aussi.

En définitive, on peut montrer que le taux d’actualisation r est la somme du TPPP ρ et du produit de l’aversion à l’inégalité η par le taux de croissance de la consommation g, c’est-à-dire que l’aversion à l’inégalité et la croissance de la consommation jouent ensemble et s’ajoutent au TPPP. Cette formule r = ρ + η × g est connue sous le nom de formule de Ramsey.

La croissance de la consommation a pour conséquence que le futur sera plus riche que le présent et cela est un motif suffisant pour donner plus de poids au présent, d’autant plus que l’aversion à l’inégalité (η) est forte.

L’équilibre est atteint lorsque le taux d’intérêt égalise le taux d’actualisation pour tous les agents : les agents ne veulent plus alors modifier leurs décisions d’épargner des fonds.

Les controverses sur l’actualisation

p. 176

Les discussions sur l’actualisation remplacent le débat sur le bien-fondé des politiques climatiques, ou plutôt ce débat prend la tournure d’une controverse sur l’actualisation, débat technique qui limite les prises de position des non-initiés.

pp. 180-181

Nordhaus écrit après Cline et commente ses résultats […] En faveur de son choix d’un TPPP de 0 %, Cline argumente qu’il est éthiquement indéfendable que les générations futures aient moins de poids simplement parce qu’elles vivront plus tard.

Pour Nordhaus, la valeur choisie par Cline n’est pas en accord avec les faits, car le taux d’actualisation doit être égal au taux d’intérêt observé sur les marchés.

8. Les errements de l’analyse coût-bénéfice

pp. 193-194

Les coûts seraient sept fois supérieurs aux bénéfices comptabilisés. Pour Richard Tol, « les cibles de réduction d’émissions établies par le protocole de Kyoto sont irréconciliables avec la rationalité économique ».

p. 195

L’Économiste détermine le réchauffement optimal, celui qui assure le plus de bénéfices.
Cette décision a l’apparence de la rationalité […] Pourtant […] elle nous projette droit dans une situation que personne ne connait. Les concentrations de CO2 et la température globale que l’Économiste juge optimales n’ont pas d’équivalent depuis une dizaine de millions d’années.

Conclusion  Faire revenir l’Économiste sur terre

pp. 285-286

S’agissant du changement climatique, le discours économique s’est déployé dans deux principaux domaines.
Le premier a trait aux objectifs de la politique climatique. Au lieu de chercher à limiter le réchauffement en fonction des risques encourus, le plus souvent impondérables, cette logique préfère viser un réchauffement optimal, solution d’un calcul des coûts et des bénéfices. [Cette vision] dépeint le réchauffement climatique comme un phénomène économiquement anecdotique.
Le second domaine auquel s’est intéressé le discours économique est celui du choix des moyens pour réduire les émissions des gaz à effet de serre. S’appuyant sur de simples spéculations valables dans un monde idéal, le discours économique préconise un prix unique sur les émissions comme moyen exclusif.

p. 293

L’approche métabolique [Ayres/Kneese, 1969] améne à conclure que limiter le réchauffement climatique à 2 °C devrait conduire nécessairement à ne pas exploiter des gisements d’énergie fossile déjà connus : un tiers du pétrole, la moitié du gaz et les quatre cinquièmes du charbon, parmi les réserves actuelles, devront rester inexploitées jusqu’en 2050.

p. 295

Plus les politiques climatiques parviendront à diminuer les émissions de gaz à effet de serre, en économisant l’énergie, en transformant les modes de production, en changeant les manières de vivre, plus l’énergie fossile restera sous terre et plus les dépréciations d’actifs seront importantes, avec des conséquences en cascade pour les agents qui les détiennent. Le succès même de la lutte contre le changement climatique pourrait achever de déstabiliser un système financier mondial déjà bien fragilisé par des montagnes de dettes. Espérons que nous saurons dépasser les insuffisances du discours économique pour faire face avec lucidité à ce dilemme.

Quelques faits marquants

1907 L’Évolution des mondes de Svante Arrhénius

1969 « Production, consumption, and externalities » d’Ayres et Kneese.

1972 Rapport du Club de Rome, « Limites à la croissance ».

1975 Premiers travaux de Nordhaus sur le changement climatique.

1983 Rapport Nierenberg, Changing Climate : Report of the Carbon Dioxide Assessment Committee.

1988 Création du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).

1992 Sommet de la Terre de Rio, signature de la Conférence-cadre des Nations unies sur le changement climatique (CCNUCC).

1994 Modèle DICE de Nordhaus, controverse entre Cline et Nordhaus sur le taux d’actualisation.

1995 Mandat de Berlin (COP 1) sur des objectifs quantifiés de réduction d’émissions.

1997 Signature du protocole de Kyoto (COP 3).

2003 Directive européenne créant le marché-carbone européen (EU ETS).

2005 Entrée en vigueur du protocole de Kyoto ; ouverture de l’EU ETS.

2007 Rapport Stern, nouvelle controverse sur le taux d’actualisation.

2009 Déclaration de Copenhague (COP 15).

2015 Accord de Paris (COP 21).